dimanche 4 décembre 2016

Rengaine femmilière

Mesdames, le 7 novembre dernier, à 16h34, nous étions invitées à cesser le travail pour dénoncer les inégalités de salaire entre les hommes et les femmes. En effet, le collectif féministe les Glorieuses s’est basé sur une étude qui montre que les Françaises sont payées 15,1% de moins que leurs homologues masculins[1] pour calculer qu’elles travailleront ‘bénévolement’ à partir de cette date et jusqu’à la fin de l’année.

Ce billet n’a pas pour ambition de lister les statistiques des inégalités hommes-femmes ; vous trouverez votre bonheur en quelques clics sur le net. Je vais plutôt essayer d’expliquer pourquoi je me sens concernée. Quelques années auparavant, ma réaction face à une telle initiative aurait été 1) de sourire devant la naïveté de la démarche ou, plus probablement 2) de m’irriter devant ce que j’aurais dénoncé comme de la victimisation.

Mais ça, c’était avant. Mon point de vue d’alors : « en se donnant les moyens, on peut faire exactement comme les hommes, et on aura plus de mérite puisque cela aura sans doute été plus compliqué ». Et moi qui ne me suis jamais considérée comme féministe, et qui au contraire avais tendance à m’agacer du mouvement, voilà que je me découvre un nouveau combat.

Cet article était en gestation depuis un moment, et j’hésitais franchement à l’écrire, tellement j'estimais qu’il me ressemblait peu. L’élément déclencheur a été un vendredi matin au travail, quand, alors que la discussion tournait autour de l’imminent déménagement de nos bureaux deux étages en dessous, un collègue –chemise blanche et cheveux assortis- a eu cette remarque si cocasse : « moi, les déménagements, c’est possible que si ma femme fait les cartons ». Rien de bien méchant, donc. Un petit trait d’humour auprès des collègues. Presque de l’autodérision, presqu’un compliment à l’égard de sa compagne. On est dans le registre de l’ironie ; aucune raison de s’emporter, n’est-ce pas ?

Sauf qu’il s’agit juste d’une anecdote supplémentaire pour alimenter les chroniques du sexisme ordinaire. Car, jusqu’à preuve du contraire, l’épouse de monsieur n’a pas le gène du carton, ni sans doute la passion du déménagement.

Entendons-nous bien, les femmes ont aujourd’hui le droit d’être professionnellement égales aux hommes, et il me semble qu’elles en ont à peu près les moyens juridiques (et intellectuels. Absolument.), dans les grands Groupes en tout cas. En ce qui me concerne, je ne peux dénoncer aucun fait manifestement sexiste dans mon entreprise. Au contraire, la galanterie est de mise : on s’efface pour laisser entrer les femmes dans l’ascenseur, on ne perd jamais une occasion de les encenser, on est toujours courtois.

Les discriminations sont plus pernicieuses. Où s’arrête l’affabilité et où commence la misogynie ? Quelle est la frontière entre galanterie et paternalisme ? Le sexisme bienveillant n’est-il pas qu’une façon de renvoyer les femmes au rôle qu’on attend d’elles ? Je ne suis pas du genre à m’offenser qu’un homme me laisse passer la première dans l’ascenseur, ce qui serait le cas de nombre de féministes. Néanmoins, cela m’agace quand un collègue me remercie « d’avoir fait ce gâteau pour la fin de mon stage [sic] » (vécu), observe que les femmes sont « de toute façon plus organisées » (re-vécu), ou soutienne que « génétiquement, les femmes sont plus maternelles que les hommes ‘paternels’ » (re-re-vécu).

Je ne m’étais jamais considérée comme féministe car je n’avais jamais eu besoin de l’être, tout simplement.
Et je ne me suis jamais revendiquée féministe, jusqu’à ce que mes collègues me catégorisent comme telle.


Or, la vérité est que je ne sais jamais comment réagir face à un comportement machiste. Comment m’offusquer d’une remarque genrée sans passer pour une frustrée-aigrie-mégère ? Puis-je souligner le caractère misogyne d’une plaisanterie sans être d’emblée cataloguée de psychorigide dénuée d’humour ? Suis-je légitime à observer qu’encourager une jeune mère de famille à rentrer tôt n’est pas compatible avec l’idée communément admise que la carrière se fait dans les discussions informelles d’après 19 heures ?

Mon parti pris est de ne pas laisser passer les remarques manifestement sexistes, sans arrogance mais avec conviction, et si possible de l’humour. Le risque est de passer pour la féministe de service. Ayant fait mes études dans un environnement plutôt militant où j’étais sans doute l’une des moins vindicatives, je me dis que tout est relatif. Cependant, si la jeune génération s’incline devant le sexisme, la société n’évoluera pas. Or, et ce sera le mot de la fin, si une grande partie du chemin a été fait, il reste pour autant encore un bout de route avant de parvenir à la parité. La preuve en images, en publicités, et avec le sourire :







Caro




[1] Eurostat 2010. Salaire calculé sur la base de la rémunération horaire brute.

lundi 22 août 2016

Ballet parisien

Ce matin, mon Basque n’était pas là.

Rien n’explique son absence ; il est là tous les matins. Soit à la Gare de Lyon, en haut des marches de la ligne 14, juste avant celles qui descendent au RER A ; ou alors à la Défense, sortie F-Calder Miro, en haut des escalators, avant le passage qui mène aux bus.
Il s’habille en blanc et rouge. Pantalon blanc, chemise blanche, gilet rouge, veste blanche, foulard rouge, béret blanc. Il joue de l’accordéon. Il n’en fallait pas plus pour qu’il devienne "mon Basque".

Je n’ai jamais mis la moindre pièce dans son gobelet. Et pourtant, il fait intégralement partie de mon ballet journalier. Ou plutôt, il est le témoin quotidien des milliers de ballets dansés par des milliers de silhouettes qui se hâtent dans les courants d’air des gares et des stations de métro, ces milliers d’êtres humains pressés qui semblent ne pas le remarquer et pour qui il joue pourtant de l’accordéon avec constance et fidélité.

Chaque Parisien a son ballet matinal. Un ballet réalisé cinq fois par semaine à la hâte, ballet réglé comme du papier à musique, qui consiste à suivre mécaniquement un itinéraire ultra-optimisé pour raccourcir au maximum le temps de transport.

Parviendrai-je à monter dans cette rame ou 
devrai-je attendre la suivante ? Le suspens reste entier. 
Le mien commence par dévaler les trois étages de mon immeuble. Trente secondes de marche à l’air libre, puis les deux distributrices du Direct Matin, la Noire souriante aux bonjours enjoués et la brune plus âgée à l’air de qui se demande toujours un peu ce qu'elle fait là, me tendent leur journal, que je refuse systématiquement. Parfois je leur dis bonjour, mais souvent j’oublie, déjà impatiente d’avoir terminé ma danse. Quelquefois, elles sont en compagnie d’un homme-sandwich qui m’offre des Belvita, de la ratatouille en conserve, du jus de fruit, ou même des serviettes hygiéniques. Quatre volées de marches plus bas, descendues rapidos en pestant contre ceux qui restent immobiles dans les escalators, et j’arrive dans les entrailles de Paris. Puis je monte dans une rame de la ligne 14, avec maximum 80 secondes d’attente, soit le temps entre deux rames aux heures de pointe.
J’ai de la chance, je suis en bout de ligne. C’est essentiel aux heures de pointe, d’être en bout de ligne. Ça signifie qu’on peut s’asseoir. S’asseoir dans le métro, c’est un peu le Graal pour tout Francilien. C’est vrai que c’est nettement plus agréable que de faire le trajet debout. 

Arrivée en gare de Lyon (« A cette station, descente à gauche »), je me précipite vers les escaliers, car sinon il y a la queue. Il m’arrive de bousculer un touriste à peine sorti d'un TGV en provenance du sud, mais je pousse la politesse jusqu'à prendre toujours le temps de présenter mes excuses. En haut des escaliers, j’ai déjà dégainé ma carte de métro pour passer les portiques du RER A. C’est à ce moment-là que je vois mon Basque ; sinon je sais qu’il sera à la Défense. Sans ralentir pour autant, je le salue parfois d’un vague signe de tête, puis passe les portiques, et me fais directement avaler par les couloirs du RER A, dans lequel je m’engouffre le plus rapidement possible. J’ai parfois une place assise, mais le plus souvent non. Alors, pour tous les gens debout, le ballet de chacun se transforme en une chorégraphie discordante : il faut essayer de se positionner de telle sorte que l’on puisse légitimement prétendre à s’asseoir si jamais une place se libérait à la station suivante, sans pour autant paraître discourtois puisqu’on est entre gens civilisés après tout.

"A la Défense, plus de courtoisie qui tienne, les conditions sont trop extrêmes".
A la Défense, plus de courtoisie qui tienne, les conditions sont trop extrêmes. Les escalators ne peuvent pas absorber la diarrhée de cols blancs que vomit le RER toutes les poignées de secondes. Alors nous nous ruons hors du RER pour être le premier aux escalators (il y a un arbitrage à faire, Messieurs-Dames : soit vous vous asseyez, soit vous vous positionnez le plus près possible des portes pour être prioritaires sur l’accès aux escaliers). Encore deux volées de marche, puis re-badge pour sortir de la zone RER. Je me dirige ensuite vers la sortie RER F -si je n’ai pas vu mon Basque gare de Lyon, alors je le vois là. Puis dernière volée de marche, et enfin, le dehors. L’air pur de la Défense. Il me reste encore trois minutes de marche, pendant lesquelles je prends soin de préparer mon badge pour ne pas perdre une seconde pour entrer dans la Tour, puis mon ballet se termine.

C’est à ce moment-là qu’on redevient humain, en général. Celui qui m’a écrasé le pied pour foncer sur l’unique siège libre dans le RER puis a fixé méthodiquement son smartphone pendant le reste du trajet pour ne pas voir la femme enceinte debout à côté, attendra galamment que j’entre dans l’ascenseur avant de s’y glisser lui-même. Sans doute soulagés d’avoir ce matin encore survécu à notre ballet, nous jetterons un coup d’œil au miroir de l’ascenseur et ajusterons discrètement notre écharpe / cravate/ brushing, histoire d’effacer toute trace du combat sans merci que nous venons de livrer depuis que nous avons quitté notre domicile. Frais et dispos, nous sommes fin prêts pour saluer nos collègues et deviser entre gens convenables.

Demain, si mon Basque est revenu, je lui donne une pièce. 

Caro 




mardi 2 février 2016

Mémoire, mon beau miroir





Le précédent billet de ce blog questionnait la possibilité qu’une ‘nostalgie heureuse’ existât. Bon an mal an, j’ai tenté d’expliquer, ou plutôt de comprendre, pourquoi je n’arrivais pas à faire de mes souvenirs heureux une valeur refuge.

Cet article tenait pour acquis qu’un moment heureux donnât lieu à un souvenir heureux. Néan
moins, au fil de l’écriture, ce postulat m’est apparu de moins en moins évident. Je n’ai pas voulu disserter sur la nature des souvenirs pour ne pas alourdir l’article, mais je me suis promis d’y consacrer un autre poste. L'objectif est donc ici de s’interroger sur la substance des souvenirs : qu’est-ce qui nourrit notre mémoire ? L’idée n’est pas de citer des philosophes que je n’ai pas lus ou de faire des références hasardeuses à des théories de psycho qui me dépassent, mais d’analyser tant bien que mal mon expérience en la matière.

Voici mon hypothèse : nous travestis
sons la réalité en permanence, qu’elle soit passée ou présente. Tout est affaire de perceptions, mais aussi de dispositions. Autrement dit, non seulement un même évènement sera vécu différemment par deux personnes différentes, mais également sera vécu/pensé différemment par la même personne à deux moments différents (mais peut-on alors parler de ‘même personne’ ?).

L’objectivité n’existe pas. A partir de là, co
mment faire confiance à nos souvenirs ? Comment être sûr qu’ils ne sont pas un vague reflet de ce qu’on a cru être la réalité ? Et pour aller loin encore dans la réflexion, ne trahissons-nous pas le passé à l’aune du présent ? Et, réciproquement, n’occultons-nous pas ce qui nous dérange ? Penser à des moments passés me rend parfois triste, car ils me manquent tout simplement, mais n’ai-je pas tendance à avoir la mémoire sélective et déformatrice ?

Je percevais confusém
ent l’inanité des souvenirs, sans parvenir à mettre les mots justes dessus. La lecture d’un article découvert par hasard a tout éclairci. La raison d’être d’un blog est de publier le fruit de sa plume plutôt que celle d’un autre, en l’occurrence d’une illustre inconnue. Toutefois, plutôt que de les paraphraser maladroitement, ou même les plagier, je préfère reproduire les paragraphes suivants, auxquels j’adhère totalement :

« Chaque souvenir que nous rappelons à notre mémoire est immédiatement rejoué et modifié. Plus nous nous souvenons d’une chose et plus nous la falsifions, comme un disque vinyle que chaque passage du diamant écorche et use irrémédiablement. Ce que nous sommes à chaque moment change continuellement ce que nous avons été. Notre passé n’est pas immuable, il est reconstruit inlassablement par la fuite de nos présents.
Un souvenir qui n’est pas rejoué se perd. Celui qui est utilisé est corrompu. Notre conscience de nous-mêmes à travers le temps est une pure fiction autoproduite. C’est le prix à payer pour être vivant et ne pas être figé dans le passé.
J’oublie ce qui m’encombre, je thésaurise ce qui m’arrange, je m’invente chaque jour et je me recrée en permanence, je modifie le temps. »[1]



Ce que nous sommes à chaque moment change continuellement ce que nous avons été.

Un souvenir qui n’est pas rejoué se perd. Celui qui est utilisé est corrompu.

J’oublie ce qui m’encombre, je thésaurise ce qui m’arrange.

C’est exactement cela. Nous sommes certainement le produit de nos expériences et rencontres passées, mais la réciproque est vraie aussi : notre passé, ou plutôt la perception qu’on en a, évolue constamment en fonction de ce que nous sommes.
 
Forte de ce constat, quelles conclusions tirer ? Si mon problème réside dans ma propension à sombrer dans la mélancolie quand une période agréable est révolue, la solution est-elle de faire l’effort de me remémorer les moments désagréables que j’ai tendance à occulter ? A me répéter que tout n’était pas si rose, à arrêter de chérir certains souvenirs ? A me consoler en songeant au fait que mes souvenirs sont de toute façon une quasi fiction du présent ?

Voilà une stratégie d’adaptation bien déprimante. Je crois au contraire que notre aptitude à occulter les mauvais souvenirs et cultiver –quitte à alt
érer- les bons est plutôt rassurante. Savoir qu’on se remémore plus volontiers le positif que le négatif a quelque chose de réconfortant quant à notre capacité à garder foi en l’avenir : l’essentiel étant, quand la nostalgie nous attriste trop, de nous rappeler que nos souvenirs ne sont qu’une chimère créée par un état d’esprit temporaire, et que la solution consiste peut-être à se bouger un peu pour embellir le présent plutôt que de ruminer le passé.


[1] I. Jeannot, N’oublie pas que tu vas mourir, Monolecte (blog), 2015 – http://blog.monolecte.fr/post/2015/06/12/noublie-pas-que-tu-vas-mourir