lundi 22 août 2016

Ballet parisien

Ce matin, mon Basque n’était pas là.

Rien n’explique son absence ; il est là tous les matins. Soit à la Gare de Lyon, en haut des marches de la ligne 14, juste avant celles qui descendent au RER A ; ou alors à la Défense, sortie F-Calder Miro, en haut des escalators, avant le passage qui mène aux bus.
Il s’habille en blanc et rouge. Pantalon blanc, chemise blanche, gilet rouge, veste blanche, foulard rouge, béret blanc. Il joue de l’accordéon. Il n’en fallait pas plus pour qu’il devienne "mon Basque".

Je n’ai jamais mis la moindre pièce dans son gobelet. Et pourtant, il fait intégralement partie de mon ballet journalier. Ou plutôt, il est le témoin quotidien des milliers de ballets dansés par des milliers de silhouettes qui se hâtent dans les courants d’air des gares et des stations de métro, ces milliers d’êtres humains pressés qui semblent ne pas le remarquer et pour qui il joue pourtant de l’accordéon avec constance et fidélité.

Chaque Parisien a son ballet matinal. Un ballet réalisé cinq fois par semaine à la hâte, ballet réglé comme du papier à musique, qui consiste à suivre mécaniquement un itinéraire ultra-optimisé pour raccourcir au maximum le temps de transport.

Parviendrai-je à monter dans cette rame ou 
devrai-je attendre la suivante ? Le suspens reste entier. 
Le mien commence par dévaler les trois étages de mon immeuble. Trente secondes de marche à l’air libre, puis les deux distributrices du Direct Matin, la Noire souriante aux bonjours enjoués et la brune plus âgée à l’air de qui se demande toujours un peu ce qu'elle fait là, me tendent leur journal, que je refuse systématiquement. Parfois je leur dis bonjour, mais souvent j’oublie, déjà impatiente d’avoir terminé ma danse. Quelquefois, elles sont en compagnie d’un homme-sandwich qui m’offre des Belvita, de la ratatouille en conserve, du jus de fruit, ou même des serviettes hygiéniques. Quatre volées de marches plus bas, descendues rapidos en pestant contre ceux qui restent immobiles dans les escalators, et j’arrive dans les entrailles de Paris. Puis je monte dans une rame de la ligne 14, avec maximum 80 secondes d’attente, soit le temps entre deux rames aux heures de pointe.
J’ai de la chance, je suis en bout de ligne. C’est essentiel aux heures de pointe, d’être en bout de ligne. Ça signifie qu’on peut s’asseoir. S’asseoir dans le métro, c’est un peu le Graal pour tout Francilien. C’est vrai que c’est nettement plus agréable que de faire le trajet debout. 

Arrivée en gare de Lyon (« A cette station, descente à gauche »), je me précipite vers les escaliers, car sinon il y a la queue. Il m’arrive de bousculer un touriste à peine sorti d'un TGV en provenance du sud, mais je pousse la politesse jusqu'à prendre toujours le temps de présenter mes excuses. En haut des escaliers, j’ai déjà dégainé ma carte de métro pour passer les portiques du RER A. C’est à ce moment-là que je vois mon Basque ; sinon je sais qu’il sera à la Défense. Sans ralentir pour autant, je le salue parfois d’un vague signe de tête, puis passe les portiques, et me fais directement avaler par les couloirs du RER A, dans lequel je m’engouffre le plus rapidement possible. J’ai parfois une place assise, mais le plus souvent non. Alors, pour tous les gens debout, le ballet de chacun se transforme en une chorégraphie discordante : il faut essayer de se positionner de telle sorte que l’on puisse légitimement prétendre à s’asseoir si jamais une place se libérait à la station suivante, sans pour autant paraître discourtois puisqu’on est entre gens civilisés après tout.

"A la Défense, plus de courtoisie qui tienne, les conditions sont trop extrêmes".
A la Défense, plus de courtoisie qui tienne, les conditions sont trop extrêmes. Les escalators ne peuvent pas absorber la diarrhée de cols blancs que vomit le RER toutes les poignées de secondes. Alors nous nous ruons hors du RER pour être le premier aux escalators (il y a un arbitrage à faire, Messieurs-Dames : soit vous vous asseyez, soit vous vous positionnez le plus près possible des portes pour être prioritaires sur l’accès aux escaliers). Encore deux volées de marche, puis re-badge pour sortir de la zone RER. Je me dirige ensuite vers la sortie RER F -si je n’ai pas vu mon Basque gare de Lyon, alors je le vois là. Puis dernière volée de marche, et enfin, le dehors. L’air pur de la Défense. Il me reste encore trois minutes de marche, pendant lesquelles je prends soin de préparer mon badge pour ne pas perdre une seconde pour entrer dans la Tour, puis mon ballet se termine.

C’est à ce moment-là qu’on redevient humain, en général. Celui qui m’a écrasé le pied pour foncer sur l’unique siège libre dans le RER puis a fixé méthodiquement son smartphone pendant le reste du trajet pour ne pas voir la femme enceinte debout à côté, attendra galamment que j’entre dans l’ascenseur avant de s’y glisser lui-même. Sans doute soulagés d’avoir ce matin encore survécu à notre ballet, nous jetterons un coup d’œil au miroir de l’ascenseur et ajusterons discrètement notre écharpe / cravate/ brushing, histoire d’effacer toute trace du combat sans merci que nous venons de livrer depuis que nous avons quitté notre domicile. Frais et dispos, nous sommes fin prêts pour saluer nos collègues et deviser entre gens convenables.

Demain, si mon Basque est revenu, je lui donne une pièce. 

Caro