jeudi 29 mars 2018

Nos quotidiens


L’idée de cet article est née d’une conversation Messenger avec des amis de Sciences Po. Je ne sais plus comment elle a commencé, sans doute le Marseillais de la bande a-t-il envoyé une photo de la vue de sa fenêtre pour faire bisquer les copains parisiens, puis chacun d’entre nous a dégainé son smartphone pour envoyer un cliché de l’instant même, pris sur le vif. Au final, une belle collection de nos quotidiens au bureau.

C’était curieux de découvrir le lieu de travail des copains. Le décor était souvent le même, à savoir un bureau plus ou moins rangé (« bureau trop rangé, esprit dérangé ! ») et un écran qui trône au centre. Mais, faut-il le préciser, l’environnement différait radicalement. Et pour cause, dans un pays où le diplôme est crucial, il se trouve que Sciences Po ne prédestine à aucun avenir figé. C’est ce qui fait son charme parait-il ; m’enfin, c’est aussi ce qui fait que 1) beaucoup d’entre nous –dont je ne suis pas- avons décidé de compléter notre cursus par un second Master et 2) il est assez difficile d’expliquer quelle profession on exerce. N’ayant par définition pas de métier à notre sortie d’étude, nous nous sommes tous inventé un destin.

Voilà où je voulais en venir, à évoquer « nos quotidiens » : dans la conversation électronique dont il est question, nous avions une conseillère principale d’éducation, une magistrate, un conseiller aux chambres de l’agriculture, un thésard en socio, et moi qui fais des tableaux Excel dans un groupe du CAC 40. Si on élargit la bande, on a une consultante en informatique, une juriste d’entreprise, une communicante dans le luxe, deux ou trois avocats, une militaire, plusieurs attachés territoriaux, une inspectrice des finances, une instit’, un banquier, une commerciale dans l’agroalimentaire, quelques journalistes, etc. ; la liste est longue.
                                                                                                               
Le moins qu’on puisse dire, c’est que nos quotidiens sont très différents. Pas de polémique, je n’oublie pas qu’on reste tous des représentants des CSP+, et qu’on évolue dans un microcosme assez particulier. Ceci dit, on a beau avoir une histoire commune, au moins celle de nos études, nos vies professionnelles restent très variées : nos interlocuteurs, fiches de postes, décors, tâches, objectifs, rémunérations, tout, tout, tout est très différent. Là, il convient de noter une chose : ce que Sciences Po n’a pas su faire, le déterminisme social s’en est donné à cœur joie. On ne sera pas étonné de savoir que le sociologue est fils de syndicaliste (et a les cheveux longs, forcément), la magistrate fille d’un militant pour les droits de l’homme, ou l’inspectrice des finances fille de banquière, ni d’apprendre que le conseiller aux chambres de l’agriculture a fait les marchés toute son adolescence pour la coopérative agricole de son oncle. Chassez le naturel, qu’ils disaient…

Je projetais déjà d’écrire sur nos quotidiens, et c’est devenu une évidence, quand, le 2 janvier dernier, en tout début de matinée, j’ai entendu cela : « Je suis en train de catch-up les emails là, et je sens un hot topic sur les tenders en cours ». Phrase prononcée telle quelle, par une fille dont je partage le bureau. Question : à quel moment y a-t-il eu un bug intergalactique dans ma vie pour que, au premier matin ouvré de l’année, non seulement j’entende, mais pire encore comprenne, ce genre d’ineptie ? (La lectrice la plus assidue de ce blog est sans doute ma grand-mère, et elle m’avait dit n’avoir pas tout saisi des subtilités de mon article sur les cc d’email. Mémé, rassure-toi, inutile que je te traduise ce franglais pathétique, tu ne perds rien).
Des perles comme ça, j’en ai treize à la douzaine. Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai dû me faire expliquer un magnifique « J’ai un 180 avec mon n+1 après le déj’ ». Pour moi, le 180, c’est un burger d’un célèbre fast food. Mon collègue n’étant manifestement pas en train de m’expliquer qu’il s’apprêtait à aller au MacDo avec son boss après la cantoche, j’ai demandé une traduction du « 180 », concept qui m’échappait assez. Il s’agit d’un entretien individuel avec son supérieur, tout simplement, l’idée de 180 étant censée refléter un échange équilibré.
Ce 2 janvier donc, je me suis vraiment posé cette question. Qu’est-ce qui a scellé nos sorts (et d’ailleurs, sont-ils scellés ?!) ? J’imagine bien ma pote CPE proposer un 180 au caïd du collège, ou l’inspectrice des finances identifier un hot topic dans le dernier rapport de la Cour des Comptes. Ma copine instit écolo se cogner les cols blancs de la Défense, ou la juriste de la troupe passer une journée dans la peau du sociologue. De mon côté, sans pour autant m’y sentir mal, je me sens tellement éloignée (et j’espère différente) de ce monde des affaires qui fait le décor de ma vie professionnelle depuis trois ans.

D’un autre côté, la richesse de nos vies, voilà ce qui anime nos discussions. Nos quotidiens si variés sont à l’origine de la diversité de nos points de vue, lesquels sont parfois divergents : il m’est arrivé de pester contre le nombre indécent de jours de vacances de la prof, qui en retour ne manque jamais, à raison, de proposer une comparaison nos fiches de paie.

J’aimerais bien le temps d’un jour, d’une semaine, jouer à Vis ma vie. Découvrir le quotidien de mes amis. Et puis, comme, il faut l’avouer, nos positions sont parfois irréconciliables, on pourra se rappeler ce conseil plein de sagesse : avant de dire du mal de quelqu’un, faites un kilomètre dans ses baskets. Vous aurez un kilomètre d’avance et ses baskets en prime.

 Caro