L’idée de cet article est née d’une conversation Messenger avec des amis de
Sciences Po. Je ne sais plus comment elle a commencé, sans doute le Marseillais
de la bande a-t-il envoyé une photo de la vue de sa fenêtre pour faire bisquer
les copains parisiens, puis chacun d’entre nous a dégainé son smartphone pour
envoyer un cliché de l’instant même, pris sur le vif. Au final, une belle
collection de nos quotidiens au bureau.
C’était curieux de découvrir le lieu de travail des copains. Le décor était souvent le
même, à savoir un bureau plus ou moins rangé (« bureau trop rangé, esprit
dérangé ! ») et un écran
qui trône au centre. Mais, faut-il le préciser, l’environnement différait radicalement.
Et pour cause, dans un pays où le diplôme est crucial, il se trouve que
Sciences Po ne prédestine à aucun avenir figé. C’est ce qui fait son charme
parait-il ; m’enfin, c’est aussi ce qui fait que 1) beaucoup d’entre nous
–dont je ne suis pas- avons décidé de compléter notre cursus par un second
Master et 2) il est assez difficile d’expliquer quelle profession on exerce.
N’ayant par définition pas de métier à notre sortie d’étude, nous nous sommes
tous inventé un destin.

Le moins qu’on puisse
dire, c’est que nos quotidiens sont très différents. Pas de polémique, je
n’oublie pas qu’on reste tous des représentants des CSP+, et qu’on évolue dans
un microcosme assez particulier. Ceci dit, on a beau avoir une histoire
commune, au moins celle de nos études, nos vies professionnelles restent très
variées : nos interlocuteurs, fiches de postes, décors, tâches, objectifs,
rémunérations, tout, tout, tout est très différent. Là, il convient de noter une chose : ce que Sciences Po n’a pas su faire, le déterminisme social s’en
est donné à cœur joie. On ne sera pas étonné de savoir que le sociologue est
fils de syndicaliste (et a les cheveux longs, forcément), la magistrate fille
d’un militant pour les droits de l’homme, ou l’inspectrice des finances fille
de banquière, ni d’apprendre que le conseiller aux chambres de l’agriculture a
fait les marchés toute son adolescence pour la coopérative agricole de son
oncle. Chassez le naturel, qu’ils disaient…
Je projetais déjà d’écrire sur nos quotidiens, et c’est devenu une évidence, quand, le 2 janvier
dernier, en tout début de matinée, j’ai entendu cela : « Je suis en train de catch-up les emails là, et je sens un hot
topic sur les tenders en cours ». Phrase prononcée telle quelle, par
une fille dont je partage le bureau. Question : à quel moment y a-t-il eu
un bug intergalactique dans ma vie pour que, au premier matin ouvré de l’année,
non seulement j’entende, mais pire encore comprenne, ce genre d’ineptie ? (La
lectrice la plus assidue de ce blog est sans doute ma grand-mère, et elle
m’avait dit n’avoir pas tout saisi des subtilités de mon article sur les cc d’email.
Mémé, rassure-toi, inutile que je te traduise ce franglais pathétique, tu ne
perds rien).
Des perles comme ça, j’en ai treize à la douzaine.
Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai dû me faire expliquer un magnifique
« J’ai un 180 avec mon n+1 après le
déj’ ». Pour moi, le 180, c’est un burger d’un célèbre fast food. Mon collègue n’étant
manifestement pas en train de m’expliquer qu’il s’apprêtait à aller au MacDo avec son boss après la cantoche,
j’ai demandé une traduction du « 180 », concept qui m’échappait assez.
Il s’agit d’un entretien individuel avec son supérieur, tout simplement, l’idée
de 180 étant censée refléter un échange équilibré.
Ce 2 janvier donc, je me suis vraiment posé cette
question. Qu’est-ce qui a scellé nos
sorts (et d’ailleurs, sont-ils scellés ?!) ? J’imagine bien ma pote
CPE proposer un 180 au caïd du collège, ou l’inspectrice des finances
identifier un hot topic dans le
dernier rapport de la Cour des Comptes. Ma copine instit écolo se cogner les
cols blancs de la Défense, ou la juriste de la troupe passer une journée dans
la peau du sociologue. De mon côté, sans pour autant m’y sentir mal, je me sens
tellement éloignée (et j’espère différente) de ce monde des
affaires qui fait le décor de ma vie professionnelle depuis trois ans.
D’un autre côté, la richesse de nos
vies, voilà ce qui anime nos discussions. Nos quotidiens si variés sont à
l’origine de la diversité de nos points
de vue, lesquels sont parfois divergents : il m’est arrivé de pester contre
le nombre indécent de jours de vacances de la prof, qui en retour ne manque
jamais, à raison, de proposer une comparaison nos fiches de paie.
J’aimerais bien le temps d’un jour, d’une semaine, jouer
à Vis ma vie. Découvrir le quotidien
de mes amis. Et puis, comme, il faut l’avouer, nos positions sont parfois irréconciliables,
on pourra se rappeler ce conseil plein de sagesse : avant de dire du
mal de quelqu’un, faites un kilomètre dans ses baskets. Vous aurez un kilomètre
d’avance et ses baskets en prime.