lundi 10 mai 2021

Qu'aurons-nous fait de nos vingt ans ?


Plus de dix ans (bientôt douze, en fait) que ce blog me suit. Avec une régularité toujours aussi relative –« Une fois par an, c’est régulier », dixit mon ancien chef à propos de son footing annuel-, mais plus de dix ans que j’ai en permanence, enfoui dans un coin de ma tête, au mieux un brouillon en cours, ou, plus souvent, l’idée de commencer un brouillon. Que ce soit pour les grandes étapes de ces douze dernières années ou les petites anecdotes quotidiennes, très souvent, j’ai pensé : « Tiens, il faut que je rédige sur ça ». Par manque de temps, paresse intellectuelle, ou mauvaise gestion des priorités, la majorité de ces billets est restée au stade d’idée. Quelques-uns ont été amorcés, et parmi eux, une poignée de rescapés a finalement été publiée. 

Je m’étais promis d’écrire cet article pour les vrais dix ans du blog. Il aura fallu la crise du coronavirus, trois confinements puis un couvre-feu pour qu’il voie finalement le jour. Car celui-là je ne voulais pas le laisser filer. Sans vraiment savoir quelle tournure il prendrait, je voulais depuis longtemps écrire sur la décennie écoulée : cette décennie qui marque donc les dix ans de cette interface et surtout, ma vingtaine. Déjà quand je vivais à Paris, j’y pensais régulièrement. Et notamment à un moment précis : dans l’immense hall d’accueil de la Tour, un cadran numérologique affichait en rouge la date et l’heure, sablier imperturbable et intransigeant des temps modernes. Tous les matins, je voyais un jour de plus me rapprochant de la trentaine, et je me disais « Qu’ai-je donc fait de mes vingt ans ? ». J’y pensais encore quand je suis arrivée en Ardèche en 2018. C’est de là que l’article aurait dû être rédigé, à l’été 2019.  Mais une fois n’est pas coutume, j’avais trouvé refuge dans mon royaume isérois pendant le premier confinement et c’est donc de ma chambre d’enfant que j’avais commencé à rédiger ces mots. De l’eau, beaucoup même, a encore coulé depuis mais ce billet étant consacré à ma vingtaine, faisons comme si nous étions encore en plein été 2019, et que je m’apprêtais à fêter mes trente ans. 

Mon penchant pour la chronologie ne me quittant décidément pas, je me dois de résumer ces dix ans en lieux et dates. 

J’ai soufflé ma vingtième bougie quasiment en direct sur ce blog, le 23 août 2009, puis me suis envolée pour la fameuse année de mobilité, pour laquelle il avait vu le jour : un semestre Erasmus dans la charmante bourgade de Stoke-on-Trent, suivi par un séjour au Burundi déterminant pour la suite. 

Nous voilà à l’été 2010. J’enchaine sur trois semestres de master à Toulouse (entrecoupés par un stage à Paris et un voyage en Tanzanie pendant l’été 2011) qui nous amènent donc en janvier 2012. Master conclu par un stage de fin d’études réalisé à Berlin début 2012. 

Septembre 2012 : premier poste, basé à Poitiers, où je resterai un an, avant que l’ONG qui m’employait ne m’envoie au Togo, en septembre 2013 donc. 

Changement de décor un an et demi plus tard, où je débarque à la Défense le 29 décembre 2014, avec un manteau acheté l’avant-veille et la trace de bronzage du maillot de bain encore bien visible. S’ensuivent trois ans et demi à Paris. A Paris où, en schématisant à peine, je me suis amusée la première année, ennuyée la seconde et ai envoyé des CV la troisième.

Retour à la case Rhône-Alpes en mai 2018, presqu’onze après l’avoir quittée, dans un coin de paradis au milieu des vignes. Et nous voilà un soir d’été ardéchois, forcément caniculaire, à compter les jours me rapprochant de ma trentaine.  


Persistance de la mémoire - Dali

Ma passion des repères spatio-temporels est satisfaite. Ai-je pour autant répondu à cette question qui m’a hantée sur la fin de cette décennie : « Qu’ai-je donc fait de mes vingt ans ? ». 

En quelque sorte, oui, j’y ai répondu.

J’ai multiplié les expériences. Accumulé les aventures. Répété les découvertes.

Comme si à vingt ans, la vie m’avait dit : « Tu as dix ans devant pour toi pour décider ce que tu veux faire pour le reste de ta vie ». Vingt ans... Plus vraiment l’âge des premières fois, mais plutôt celui de tous les possibles. « Fonce, explore, fais demi-tour, repars, tombe du cheval, remonte sur le cheval. Puis décide : renonce, choisis. »  (Je n’entrerai pas dans un débat sur le déterminisme social déjà abordé ici et qui continue de me fasciner. Je parle des privilégiés dont je suis, qui ont effectivement les moyens de se construire un destin).

J’ai appliqué à la lettre « Il faut bien que jeunesse se passe » avec parfois, souvent même, un sentiment de fuite en avant. En regrettant parfois au début d’une nouvelle adresse, rarement pendant, jamais après. 

Si j’en ai eu parfois assez de déménager à intervalles réguliers, c’est car je ne suis pas arrivée à m’habituer aux adieux. Jamais car je n’avais plus soif de découvrir de nouveaux endroits. Au contraire, j’avais tellement de chemins possibles que j’hésitais seulement sur celui à emprunter en premier, en gardant en tête que tel autre devait être pas mal non plus, pour « plus tard ». Avec cette délicieuse inconscience du temps qui passe.

A quel âge ai-je commencé à ressentir cette perception du temps, puis à la discerner avec de plus en plus d’acuité ? La courbe de vie, l’horloge biologique, le grand sablier, appelez ça comme vous voulez : il s’agit de ce sentiment diffus et désagréable que le temps, que mon temps est compté

Que la décennie de tous les possibles touchait à sa fin et qu’il était temps que je choisisse ma voie, selon l’expression consacrée. 

La réponse, heureusement, est moins triste que ne le sous-entend la question. J’avais certes la pression de me choisir un destin -et de m’y tenir, si possible. Mais j’en avais surtout l’envie. Le goût de l’aventure m’avait quittée, en quelque sorte. Les rencontres ont fait le reste. 

Entendons-nous bien, si vous me proposez quinze jours au bout du monde pour mes prochaines vacances, j’ai des étoiles dans les yeux. Mais me dire que je passerai, sinon toute ma vie, au moins les prochaines années au même endroit, ne me fait plus peur, et au contraire, m’enthousiasme beaucoup. Quand on sait que ce « même endroit » en question est la vallée de mon enfance, il y a de quoi sourire. Un cas d’école pour les psys ! 

C’est drôle… ce blog était à l’origine un blog de voyage, et ç’en fut un thème récurrent bien au-delà de ce que j’imaginais initialement. Et je suis en train de le clore -il est possible que cet article soit le dernier, un article tous les trois ans n’est décidément pas un rythme soutenable ! - par un retour à la case départ. Enfin, seulement d’un point de vue géographique. Je sors de ma vingtaine enrichie des expériences de la décennie passée, et d’un peu de sérénité

Attention, pas de méprise : loin de moi l’idée de revendiquer une quelconque sagesse ! Si la vingtaine m’aura enseigné une chose, c’est bien, je crois, que les certitudes sont souvent éphémères. C’est bien intentionnellement que le titre de l’article est conjugué au futur antérieur. Je pourrai vraiment faire le bilan de mes vingt ans quand je serai morte ! En attendant, je sais juste que j’ai fait des choix au crépuscule de ma vingtaine, et d’autres plus déterminants encore depuis deux ans, qui m’ont mise sur la voie quant à ce que je vais faire de ma trentaine !

mercredi 26 décembre 2018

Sur le pont de Tournon


C’était un leitmotiv quand je vivais à Paris : « Un jour, j’irai planter des fraises bio en Ardèche ». Pas une Madeleine de Proust puisque ma seule excursion ardéchoise avait jusqu’alors sans doute été un mercredi après-midi au zoo de Peaugres, mais bien un leitmotiv ressassé à l’envi, pour me convaincre que Paris, c’était -une fois encore- du temporaire. Depuis mon déménagement en mai dernier, c’est devenu un credo : j’habite en vacances. « -Tu es un peu partie cet été ? – Pas b’soin, j’habite en vacances » ; « - Et du coup, tu vis où maintenant ? – En vacances ! ». Force est d’admettre qu’après sept mois sans congés, le credo a pris un peu de plomb dans l’aile, m’enfin, l’idée initiale est là… Idée que je cultive et je chéris. Et pour cela, j’ai le pont de Tournon.

(Parenthèse touristico-urbano-géographique : il n’y a pas un mais deux ponts, puisque le pont routier est doublé d’une magnifique passerelle piétonne, dont il est question ici. (Sur le pont routier, rien de bien intéressant : une file ininterrompue de voitures n’abritant souvent qu’une personne, réglée comme du papier à musique au gré des migrations pendulaires.))

Sur le pont de Tournon, qui relie Tain l’Hermitage dans la Drôme à Tournon-sur-Rhône en Ardèche, de part et d’autre du Rhône, on n’y danse pas, mais on devrait.

À défaut de danseurs, on croise sur la passerelle une multitude de gens. Témoin insatiable de la vie de ces deux villages-jumeaux que sont Tournon et Tain, elle accueille, le temps d’une traversée du Rhône, une foule de visiteurs réguliers ou occasionnels, habitants d’ici et badauds d’ailleurs. Dès 7h, deux témoins de Jehova s’y tiennent à votre disposition pour discuter du sens de la vie ; une heure plus tard, une foule de pré-ado se rend aux collège et lycée de Tournon, cartable sur le dos et smartphone à la main. Plusieurs fois dans la journée, des péniches déversent sur les quais de Tournon un flot de croisiéristes remontant le Rhône, faisant escale à Tain pour déguster les grands crus locaux. Je n’ai pas noté de régularité particulière sur les heures de passage de Sam, le sans-abri du coin, mais vous aurez tout de même de grandes chances de le croiser, le dos voûté, le cabas en bandoulière et l’air abattu sous ses boucles grasses… Le week-end, les familles prennent le relai et c’est alors une belle chorégraphie de poussettes brinquebalant sur le relief irrégulier du plancher, tandis que si vous tendez l’oreille, vous entendrez peut-être les dernières nouvelles locales commentées par les anciens qui reviennent du marché.

Mais surtout, à toutes les heures, vous aurez sans doute l’occasion de voir quelqu’un s’arrêtant un instant pour prendre une photo, pour figer l’instant dans son téléphone.

Car la vue de la passerelle est un spectacle -un spectacle auquel la langue française ne fait d’ailleurs pas honneur, car je parle aussi bien de la vue depuis la passerelle, que la vue sur la passerelle. Le matin, le soleil se lève sur le Vercors dans un camaïeu de roses, violets, bleus. La journée, le ciel se reflète dans le Rhône et le pont se dessine parfaitement dans l’eau. En fin d’après-midi, le soleil couchant vient embraser la colline de l’Hermitage, contrastant avec la pénombre dans laquelle est déjà plongée celle de Tournon. Le soir, l’éclairage public remplit son rôle à merveille et met en valeur les quais de Rhône. S’il pleut, vous aurez toutes les chances de voir un arc-en-ciel se découper sur la colline, tandis que le brouillard matinal vient parfois donner une atmosphère dramatique à la vallée, le temps que le soleil regagne ses droits.


C’est un spectacle qui évolue au fil des mois, dans cette région où les saisons rythment l’année pour de vrai et où les paysages se transforment en permanence. Débarquée en mai après un printemps bien pluvieux, j’ai découvert la colline d’un vert profond, parfaitement assorti au bleu limpide du ciel du mois de juin. Puis la vigne a mûri, le vert s’est foncé. Les vendanges passées, l’Hermitage s’est rembruni. J’attends avec impatience les premières neiges qui pareront la colline d’un manteau blanc. Il faudrait prendre tous les jours la même photographie, puis les regarder en accéléré lorsque 365 auront été récoltées. Après cinq ans à voir les mêmes paysages tout au long de l’année et à m’habiller pareil toute l’année (j’associe le Togo à mes années parisiennes, car l’absence de saison était similaire), pas un jour ne passe sans que j’apprécie la saisonnalité de ce nouveau cadre de vie. Porter des sandales en juillet et des bottes en janvier, manger des asperges en avril et des potimarrons en novembre, est-ce là le luxe ultime ? Je suis tous les jours surprise de m’attacher autant à une région qui n’est pas ‘la mienne’. Alors certes, c’est tout nouveau donc forcément tout beau et ça ne fait jamais que sept mois, mais une lune de miel qui dure sept mois, c’est plutôt rassurant pour la suite de l’idylle, non ?

Naturellement, je n’ai pas résisté au plaisir d’illustrer ces lignes avec des clichés pris au cours des derniers mois. Mais le mieux est que vous veniez vérifier vous-mêmes, et je prends le pari que vous serez un de ces photographes de la passerelle qui ont inspiré ce billet. Car après tout, en vacances, on prend des photos, pas vrai ?!

Caro




dimanche 1 juillet 2018

Révérence parisienne


 « Puisque l’amour dure trois ans, Paris et moi avons décidé de mettre fin à notre relation tumultueuse ». Ainsi ai-je introduit l’invitation à ma soirée de départ. Paris et moi, donc moi à Paris, cette histoire qui aura duré 3 ans, 4 mois, et 7 jours, et pour laquelle je tire ma révérence.

Cet article, j’y ai pensé mille fois. Dans le RER le matin, en marchant sous la pluie pour aller acheter des mauvais légumes au marché de Belleville, en attendant un entretien d’embauche via Skype dans l’espace de coworking de la Tour… dans le Paris-Grenoble de 19h41 le vendredi soir, lors d’un footing, en soirée, sur mon vélo, pendant une réunion au travail. Mille fois, j’ai imaginé, rédigé, peaufiné l’article que j’écrirais sur ce blog pour marquer la fin de cette aventure parisienne, pour dire que je quittais Paris, que ça y est, je rentre à la maison, plus de dix ans après l’avoir quittée. Évidemment, entre le moment où l’heure était venue de l’écrire et celui où j'ai versé une larme sur le Pont de Bercy, la voiture chargée de cartons et la tête de souvenirs, le temps a filé à toute allure. Chaque minute parisienne étant devenue précieuse, je devais profiter -bel oxymore- des derniers instants parisiens, et j’en ai reporté la rédaction. Voilà près de deux mois que j’ai déménagé, mais le temps d’un article, je vais tout de même essayer de retrouver l’état d’esprit dans lequel j’étais pendant mes dernières semaines dans la capitale.

Retourner en Rhône-Alpes, c’était rentrer en terre promise. Deux amies, installées à Paris et également originaires de la région, avaient quitté la capitale en 2016. J’admirais : elles avaient fait leur Allyah ; l’heure viendrait où je ferais la mienne. Ma condition était de partir avec un contrat de travail en poche, je ne voulais pas démissionner sans « rien derrière ». Cela m’a pris du temps, un peu d’amour-propre et pas mal d’excuses pourries pour justifier des absences au travail, mais j’y suis arrivée. ATA : 5 mai 2018.

Retourner en Rhône-Alpes, c’était en premier lieu quitter Paris. Quitter cette ville qui donne tellement, mais qui prend plus encore. Du temps, de l’énergie, de l’endorphine, du temps, de la vitamine D, de la bonne humeur, le sentiment de liberté, un joli teint, et encore du temps… Tout ça, Paris le vole et propose en échange une vie sociale à 1000 à l’heure, des amis à tous les coins de rue, des rencontres formidables, des opportunités professionnelles stimulantes et des occasions de découvertes nombreuses et variées, partout, tout le temps.

Alors voilà l’état d’esprit dans lequel j’étais : « Courage, fuyons ! ». Ayons le courage de fuir cette vie parisienne qui ne nous correspond plus, qui ne nous a plus ou moins jamais correspondu, mais qui présente le confort du connu, le confort somme toute d’une prison dorée. Car Paris est un piège : quand on y vit, la tentation est grande de croire qu’ailleurs, c’est le vide intersidéral. Je n’ai naturellement jamais pensé cela, en revanche je ne nie plus le fait qu’il y a une vraie différence entre Paris et le reste, entre le rythme effréné de cette ville, et la « Province ». Déménager, cela signifiait m’éloigner de mes amis, démissionner d’un travail qui me plaisait bien que je n'y misse plus beaucoup de sens, renoncer à assister aux trente ans de tel ami et à la crémaillère de tel autre, rater les copains expats de passage en France -à Paris en l’occurrence.

A l’instar du Togo où je suis passée par un processus de détropicalisation, j’anticipais déjà une période de déparisianisation. Ce serait tricher que de la décrire ici, puisque, dans la mesure où je rédige ces mots avec deux mois de retard, le processus est pleinement entamé ! Gardons quelques anecdotes truculentes de la Parisienne débarquée en Province pour un prochain article ; j'ai déjà quelques impairs à mon actif.

Je fais aussi l’impasse sur la description des dernières semaines : comme écrit plus haut, elles sont passées à toute vitesse. Il fallait profiter des copains, visiter les incontournables négligés depuis trois ans, terminer proprement son contrat de travail. L’état d’esprit était déjà à la nostalgie, avec un sentiment diffus mais bien connu de fuite en avant. Malgré tout, la décision était suffisamment mûrie pour ne pas être remise en question. Et surtout, la tristesse était compensée d’une part par un vrai soulagement de quitter cette ville, et d’autre part par un enthousiasme sans faille, presque naïf, à l’idée de revenir dans cette région où j’ai grandi, où vit ma famille, avec les montagnes à portée de vue. Comme Perrette, je bâtissais depuis longtemps mes châteaux en Espagne, imaginant une vie beaucoup plus simple, plus authentique –parisianisme, quand tu nous tiens !–, rêvant de jardin, de nature, de grand air. Après tout, quel esprit ne bat la campagne ?

Il est beaucoup trop tôt pour amorcer un semblant de bilan, exercice pour lequel j’ai d’ailleurs toujours été mauvaise. Je suis bien incapable de dire si cette décision se révèlera avoir été la bonne ou pas. Je reste dans la découverte, pour ne pas dire l’expectative, à tout point de vue. Alors bonjour veau, vache, cochon, couvée ; espérons que je ne me retrouve pas gros Jean comme devant.

Caro

jeudi 29 mars 2018

Nos quotidiens


L’idée de cet article est née d’une conversation Messenger avec des amis de Sciences Po. Je ne sais plus comment elle a commencé, sans doute le Marseillais de la bande a-t-il envoyé une photo de la vue de sa fenêtre pour faire bisquer les copains parisiens, puis chacun d’entre nous a dégainé son smartphone pour envoyer un cliché de l’instant même, pris sur le vif. Au final, une belle collection de nos quotidiens au bureau.

C’était curieux de découvrir le lieu de travail des copains. Le décor était souvent le même, à savoir un bureau plus ou moins rangé (« bureau trop rangé, esprit dérangé ! ») et un écran qui trône au centre. Mais, faut-il le préciser, l’environnement différait radicalement. Et pour cause, dans un pays où le diplôme est crucial, il se trouve que Sciences Po ne prédestine à aucun avenir figé. C’est ce qui fait son charme parait-il ; m’enfin, c’est aussi ce qui fait que 1) beaucoup d’entre nous –dont je ne suis pas- avons décidé de compléter notre cursus par un second Master et 2) il est assez difficile d’expliquer quelle profession on exerce. N’ayant par définition pas de métier à notre sortie d’étude, nous nous sommes tous inventé un destin.

Voilà où je voulais en venir, à évoquer « nos quotidiens » : dans la conversation électronique dont il est question, nous avions une conseillère principale d’éducation, une magistrate, un conseiller aux chambres de l’agriculture, un thésard en socio, et moi qui fais des tableaux Excel dans un groupe du CAC 40. Si on élargit la bande, on a une consultante en informatique, une juriste d’entreprise, une communicante dans le luxe, deux ou trois avocats, une militaire, plusieurs attachés territoriaux, une inspectrice des finances, une instit’, un banquier, une commerciale dans l’agroalimentaire, quelques journalistes, etc. ; la liste est longue.
                                                                                                               
Le moins qu’on puisse dire, c’est que nos quotidiens sont très différents. Pas de polémique, je n’oublie pas qu’on reste tous des représentants des CSP+, et qu’on évolue dans un microcosme assez particulier. Ceci dit, on a beau avoir une histoire commune, au moins celle de nos études, nos vies professionnelles restent très variées : nos interlocuteurs, fiches de postes, décors, tâches, objectifs, rémunérations, tout, tout, tout est très différent. Là, il convient de noter une chose : ce que Sciences Po n’a pas su faire, le déterminisme social s’en est donné à cœur joie. On ne sera pas étonné de savoir que le sociologue est fils de syndicaliste (et a les cheveux longs, forcément), la magistrate fille d’un militant pour les droits de l’homme, ou l’inspectrice des finances fille de banquière, ni d’apprendre que le conseiller aux chambres de l’agriculture a fait les marchés toute son adolescence pour la coopérative agricole de son oncle. Chassez le naturel, qu’ils disaient…

Je projetais déjà d’écrire sur nos quotidiens, et c’est devenu une évidence, quand, le 2 janvier dernier, en tout début de matinée, j’ai entendu cela : « Je suis en train de catch-up les emails là, et je sens un hot topic sur les tenders en cours ». Phrase prononcée telle quelle, par une fille dont je partage le bureau. Question : à quel moment y a-t-il eu un bug intergalactique dans ma vie pour que, au premier matin ouvré de l’année, non seulement j’entende, mais pire encore comprenne, ce genre d’ineptie ? (La lectrice la plus assidue de ce blog est sans doute ma grand-mère, et elle m’avait dit n’avoir pas tout saisi des subtilités de mon article sur les cc d’email. Mémé, rassure-toi, inutile que je te traduise ce franglais pathétique, tu ne perds rien).
Des perles comme ça, j’en ai treize à la douzaine. Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai dû me faire expliquer un magnifique « J’ai un 180 avec mon n+1 après le déj’ ». Pour moi, le 180, c’est un burger d’un célèbre fast food. Mon collègue n’étant manifestement pas en train de m’expliquer qu’il s’apprêtait à aller au MacDo avec son boss après la cantoche, j’ai demandé une traduction du « 180 », concept qui m’échappait assez. Il s’agit d’un entretien individuel avec son supérieur, tout simplement, l’idée de 180 étant censée refléter un échange équilibré.
Ce 2 janvier donc, je me suis vraiment posé cette question. Qu’est-ce qui a scellé nos sorts (et d’ailleurs, sont-ils scellés ?!) ? J’imagine bien ma pote CPE proposer un 180 au caïd du collège, ou l’inspectrice des finances identifier un hot topic dans le dernier rapport de la Cour des Comptes. Ma copine instit écolo se cogner les cols blancs de la Défense, ou la juriste de la troupe passer une journée dans la peau du sociologue. De mon côté, sans pour autant m’y sentir mal, je me sens tellement éloignée (et j’espère différente) de ce monde des affaires qui fait le décor de ma vie professionnelle depuis trois ans.

D’un autre côté, la richesse de nos vies, voilà ce qui anime nos discussions. Nos quotidiens si variés sont à l’origine de la diversité de nos points de vue, lesquels sont parfois divergents : il m’est arrivé de pester contre le nombre indécent de jours de vacances de la prof, qui en retour ne manque jamais, à raison, de proposer une comparaison nos fiches de paie.

J’aimerais bien le temps d’un jour, d’une semaine, jouer à Vis ma vie. Découvrir le quotidien de mes amis. Et puis, comme, il faut l’avouer, nos positions sont parfois irréconciliables, on pourra se rappeler ce conseil plein de sagesse : avant de dire du mal de quelqu’un, faites un kilomètre dans ses baskets. Vous aurez un kilomètre d’avance et ses baskets en prime.

 Caro



mercredi 25 octobre 2017

A Paris, en vélo



[Sur un air bien connu]

Qu’on se le dise, les transports parisiens sont mon traumatisme quotidien. Je ne suis pas en train de dire que les autres usagers remercient la RATP pour ces moments intimes de partage (de microbes et de soupirs excédés) avec leurs concitoyens. Néanmoins, j’ai ce petit orgueil qui me laisse penser que pour moi, c’est pire. Je me suis tellement habituée à détester le métro qu’il est quasiment systématique que je pense « Oh non, je suis dans le métro » quand je suis dans le métro. Niveau état d’esprit positif, on a fait mieux.

Et parce que j’adore râler (toujours cet état d’esprit positif, amen.), j’avais préféré vous conter mon ballet quotidien dans les transports en commun plutôt que de chanter les louanges d’un vrai plaisir parisien : le Vélib’.


Pour éviter tout procès d’intention, je précise que je n’ai pas d’actions à JC.Decaux. Aussi, je peux le dire en toute objectivité : plus agréable que le métro, plus rapide que la marche, plus agile que la voiture et mieux qu’un zem togolais car il n’est pas nécessaire de négocier le prix avant ni de refuser une demande en mariage après, le Vélib', c’est bien ! 

Ainsi, tandis que je perds des heures à consulter les applis sur mon smartphone pour optimiser autant que possible mon trajet en métro, je ne me pose pas trop de questions quand il s’agit de recourir au vélo en libre service. Après m’être assurée que les critères de base sont remplis (la météo le permet -« c’est pas vraiment une pluie qui mouille »-, je connais plus ou moins le trajet -« au pire j’ai le GPS »-, la distance est raisonnable -« dans tous les cas c’est plus rapide que le métro »-, et j’ai la possibilité de déposer l’engin à une borne -« de toute façon, y’en a de partout »), j’enfourche mon vélo et… et je fonce, pardi !

Et là, c’est la liberté. Déterminée à passer la quatrième vitesse sur cette grosse dame qui n’en compte que trois, je chevauche ma monture du XXIème siècle avec la fierté de qui vient d’enlever ses roulettes. 

Pédaler dans Paris, c’est posséder la ville. En premier lieu, privilège rare, on n’est pas joignable : pour qui a son téléphone greffé au bout du poignet (allez, au hasard, moi), je me sens libre de ne pas le regarder plus de trois minutes d’affilée quand je pédale. Bien au-delà, on apprivoise cette ville qui sait être si hostile. On s’approprie les distances, on découvre les monuments au détour d’un virage, on remonte les files de voitures avec une nonchalance toute feinte, et on s’offre des points de vue magnifiques… 

Bon, un minimum d’honnêteté me pousse à admettre qu’il arrive que la réalité soit un brin moins idyllique. D’abord, il faut avoir un petit côté suicidaire : non mais franchement, le type qui a dessiné le plan de circulation de la place de la Bastille, c’est un cascadeur contrarié qui s’est vengé ?! De même, s’engager dans une rue pavée, c’est d’emblée revendiquer une forme de militantisme en faveur de l’excision, avec des rebondis plus ou moins irréguliers sur des pavés plutôt moins que plus réguliers. Et d’une manière générale, il convient d’aimer les sensations fortes, car les routes parisiennes sont couvertes de cicatrices, et les amortisseurs des Vélib sont… eh, on n’est pas en train de parler VTT, là ! Maintenant que j’y pense, il faut aussi slalomer entre les scooters, contourner les camions de livraison en double file, s’impatienter derrière les camions-poubelles qui prennent toute la largeur de la chaussée, être indifférent aux taxis-râleurs (pardon pour le pléonasme), se faire asperger par les karchers des agents de voiries, respirer les pots d’échappement puisque les pistes cyclables sont également les voies de bus, sourire aux piétons qui trouvent que les « vélos roulent comme des fous » et obtempérer aux policiers qui enjoignent d’ôter ses écouteurs. Bref, ici comme ailleurs, il faut vivre en communauté. 



 

Et voilà le naturel qui revient en vélo [huhu…] !! J’avais promis une ode à la petite reine et nous voici bien avancés avec un inventaire à la Prévert de tous ses inconvénients ! Pourtant, je vous l’assure, je kiffe TOUJOURS mes déplacements en vélo. Grâce notamment à un respect très relatif du code de la route puisque j’ai décidé une bonne fois pour toutes que feux tricolores, stops, céder le passage et priorités à droite étaient tous des « céder le passage », j’ai optimisé mon expérience vélo. Et je peux donc affirmer que le Vélib’ est une vraie source de satisfaction qu’offre Paris.
Par tous les temps, à toutes les heures du jour ou de la nuit, en pleine possession de ses capacités ou un peu guilleret, pédaler offre ce sentiment inimitable que Paris nous appartient. En trois coups de pédale, on passe d’un décor à l’autre, d’une ambiance à l’autre, des grands boulevards bruyants aux rues apaisées, des places noires de monde aux quartiers résidentiels. Tous les sens sont aux aguets. En un trajet, on sent mille odeurs : celle des pots d’échappement, bien sûr, mais aussi celle du pain qui cuit dans la boulangerie, les encens que les petites épiceries allument pour attirer la clientèle, celle du Subway (artificielle, soit dit en passant) pour donner l’eau à la bouche ou celle moins ragoutante de la boucherie hallal du coin. On voit mille lumières, de celle du jour qui change au fils des heures, qui parfois se réfléchit sur les façades dans un festival de dorés, à celles des néons cheap des boutiques de rue. On entend mille bruits aussi, ceux que la ville nous renvoie dans une cacophonie insupportable quand on marche, et qui nous atteignent à peine quand on pédale. Tout ce que la ville a d’inamical est gommé pour ne plus qu’offrir ce sentiment de liberté.

Après tout, quitte à avoir la tête dans le guidon dans une vie parisienne à 100 à l’heure, autant l’avoir dans le guidon d’un Vélib’ ! Car on ne le dira jamais assez, vélo-boulot-dodo, c’est tout de même plus classe que métro-boulot-dodo !

Caro




[Edit : j’ai commencé cet article il y a longtemps, et j’ai eu l’occasion hier de faire un trajet en scooter dans Paris. Verdict : en fait, le vélo, c’est naze… Oh ! Tiens, voilà le naturel qui revient à moto !]

vendredi 7 juillet 2017

De la gestion du CC dans un bac à requins

Article bien peu à propos en cette soirée estivale où un benchmark des meilleurs spots de pique-nique parisiens serait davantage de circonstance, il s’agit aujourd’hui de travail. Car quelques soient les températures extérieures -qui ces derniers temps flirtent avec mon référentiel togolais-, il faut bien jouer son ballet quotidien dans les transports en commun, se faire avaler par la Tour tous les matins, jusqu'à ce qu'elle nous recrache dix heures plus tard, le cerveau ramolli et les yeux douloureux, mais même pas en sueur grâce à la magie de l'air inconditionnellement surconditionné.

Bref, je viens parler boulot, emploi, labeur, gagne-pain, taf. Travail, quoi.
Comme le sujet est vaste (sic), l'analyse sera restreinte à un domaine bien particulier et tout-à-fait stratégique : la gestion du cc.

Le cc, quésaco ? Qui tu mets en copie de tes emails, pardi (et l’ordre dans lesquels tu les mets, soyons précis !). A savoir ceux qui ne sont pas destinataires –les « pour action »-, mais qui doivent avoir connaissance de l’échange –les « pour info ».

Et comme le sujet reste vaste, j'ajouterai un critère géographique : le bac à requins. Allez, au hasard, ma boîte. Cet aquarium gigantesque qu'est la Tour, rempli de squales aux dents aiguisées, bien décidés à être le dernier s’il ne devait en rester qu’un.

Dans ma vie d'avant, quand je me faisais exploiter dans le monde merveilleux des ONG, que les KPI de mon programme (key performance indicators, m'sieurs-dames, les critères d'évaluation d'un projet) relevaient du nombre de ménages impactés plutôt que du nombre de MUSD de profit ; avant, donc, j'envoyais un email à la personne à qui je souhaitais l'adresser. J'avais vaguement conscience qu'informer untel que j'écrivais ceci à tel autre pouvait s'avérer un peu délicat. Mais globalement, pour transmettre ou demander une information à x, j'écrivais à x. Et si x ne me répondait pas, j'écrivais a x pour lui demander s'il avait reçu mon mail (traduction : réponds STP). Et s'il ne me répondait toujours pas, j'écrivais à y que j'avais contacté x, mais que sans nouvelles à ce jour, je me permettais de me tourner vers lui. Bref, j'étais assez pragmatique.

Désormais, ma vie a changé.

D'abord, les emails one-to-one sont rares, en dehors de ceux adressés à son supérieur hiérarchique immédiat. Les relations bilatérales, y’a pas qu’en amour ou pendant la guerre froide que c'est compliqué. L'email peut être transféré, suivre sa vie d'email et s'émanciper totalement de son rédacteur, et tout cela finit parfois très mal. Donc on évite le bilatéral, il faut un témoin des échanges.

Par conséquent, la grande majorité des emails contient des cc. La plupart du temps, au moins son n+1.

Mais là encore, il n’y a rien d’évident. Il arrive d’être sollicité par d’autres sur des ‘petites tâches de 5 minutes’ qui mobilisent finalement deux heures. Au moment de l’envoi, la tentation est grande de mettre son n+1 en cc, pour info, avec le message subliminal suivant : « Je n’ai pas enfilé des perles tout l’après-midi mais j’ai planché sur ça, sur ordre d’untel ». Or, voilà un écueil dans lequel on tombe facilement dans la gestion du cc : l’email qui signifie « Regarde, je bosse ! », ce qui est un brin immature et remplit inutilement la boite de réception de son supérieur hiérarchique.

Plus grave encore que le spammage intempestif –déjà ô combien problématique-, il est une règle suprême à laquelle il ne faut déroger sous aucun prétexte : on ne bypasse pas. Bypasser, anglicisme de bypass, traduction : contourner. Bypasser quelqu'un, c'est s'adresser à quelqu'un de plus haut dans la hiérarchie que lui alors qu’il est directement concerné. Le bypassage peut être motivé par différentes raisons : se faire bien voir par quelqu'un de haut placé, gagner du temps en s'épargnant d'écrire à quelqu'un dont on sait qu'il ne répondra pas, éviter quelqu’un dont on sait qu’il s’appropriera notre travail, etc... Cela peut donc avoir un certain nombre d'avantages, pour autant la pratique est absolument proscrite.

Il faut lui préférer la pratique dite du "rebondi". Cas concret : en ce moment, j'essaie d'obtenir un fichier de mes interlocuteurs en Afrique et Asie. Nous avions anticipé un manque de réactivité et ma hiérarchie avait écrit à la leur, avec moi en cc, pour les informer que son équipe allait les leur. J'ai rebondi sur le mail de ma hiérarchie pour demander le fichier une première fois, avec ma hiérarchie en copie (« Regarde, je bosse ! »), mais pas la leur. Avec un coquet score de 2,5% de réponse, j'ai rebondi sur mon email et fait une première relance sans personne en cc. Puis ai rebondi sur mon rebondi avec le n+1 de mon interlocuteur en cc, en remettant ma hiérarchie dans la boucle comme je commençais à m'adresser à des gens plus haut placés que moi. Puis une relance avec les mêmes. Puis un nouveau rebondi avec les n+2, etc. etc. J'ai littéralement un tableau de suivi Excel dans lequel je note les dates de relances et les personnes en cc.

Dans tous les cas, j'ai assimilé le fait que j’évite de relancer mes interlocuteurs en m’adressant à des personnes plus hautes que moi. Je destine systématiquement mes emails à mes interlocuteurs, et après une ou deux relances, je mets la hiérarchie en cc « pour info ». Libre à elle de réagir ou non pour activer ses équipes.

Tout ça a l’air très codifié, et pourtant, la gestion du cc n’est pas une science exacte, loin s'en faut. Chacun a son interprétation des règles et sa propre gestion du cc. Après 2,5 ans de pratique, je me pose encore très souvent la question de qui je devrais mettre en cc ou pas de mes emails. La gestion du cc est un vrai reflet de la personnalité : de celui qui « met la terre entière en copie » à celui qui casse les boucles mails en répondant en one-to-one, en passant par celui qui ordonne les personnes en cc du moins important au plus important (oui, ça existe), la pratique est loin d’être universelle. Car entendons-nous bien, la gestion du cc, c’est un exercice délicat de contorsionniste schizophrène : il s’agit d’éviter tout drame diplomatique sans pour autant renoncer à un minimum d’efficacité, il faut mettre en avant son travail sans donner l’impression de se mettre en avant soi-même, et surtout, surtout, il convient de respecter la sacro-sainte hiérarchie même quand on n’en a qu’une envie relative.

Peut-être que si on communiquait par blog interposé cela simplifierait la vie de tout le monde. Tout le monde en est le destinataire, libre à chacun de lire. Au moins, si on m’accusait d’avoir « mis la terre entière en copie », ce serait justifié.

Bonne canicule à nous,

Caro