mercredi 26 décembre 2018

Sur le pont de Tournon


C’était un leitmotiv quand je vivais à Paris : « Un jour, j’irai planter des fraises bio en Ardèche ». Pas une Madeleine de Proust puisque ma seule excursion ardéchoise avait jusqu’alors sans doute été un mercredi après-midi au zoo de Peaugres, mais bien un leitmotiv ressassé à l’envi, pour me convaincre que Paris, c’était -une fois encore- du temporaire. Depuis mon déménagement en mai dernier, c’est devenu un credo : j’habite en vacances. « -Tu es un peu partie cet été ? – Pas b’soin, j’habite en vacances » ; « - Et du coup, tu vis où maintenant ? – En vacances ! ». Force est d’admettre qu’après sept mois sans congés, le credo a pris un peu de plomb dans l’aile, m’enfin, l’idée initiale est là… Idée que je cultive et je chéris. Et pour cela, j’ai le pont de Tournon.

(Parenthèse touristico-urbano-géographique : il n’y a pas un mais deux ponts, puisque le pont routier est doublé d’une magnifique passerelle piétonne, dont il est question ici. (Sur le pont routier, rien de bien intéressant : une file ininterrompue de voitures n’abritant souvent qu’une personne, réglée comme du papier à musique au gré des migrations pendulaires.))

Sur le pont de Tournon, qui relie Tain l’Hermitage dans la Drôme à Tournon-sur-Rhône en Ardèche, de part et d’autre du Rhône, on n’y danse pas, mais on devrait.

À défaut de danseurs, on croise sur la passerelle une multitude de gens. Témoin insatiable de la vie de ces deux villages-jumeaux que sont Tournon et Tain, elle accueille, le temps d’une traversée du Rhône, une foule de visiteurs réguliers ou occasionnels, habitants d’ici et badauds d’ailleurs. Dès 7h, deux témoins de Jehova s’y tiennent à votre disposition pour discuter du sens de la vie ; une heure plus tard, une foule de pré-ado se rend aux collège et lycée de Tournon, cartable sur le dos et smartphone à la main. Plusieurs fois dans la journée, des péniches déversent sur les quais de Tournon un flot de croisiéristes remontant le Rhône, faisant escale à Tain pour déguster les grands crus locaux. Je n’ai pas noté de régularité particulière sur les heures de passage de Sam, le sans-abri du coin, mais vous aurez tout de même de grandes chances de le croiser, le dos voûté, le cabas en bandoulière et l’air abattu sous ses boucles grasses… Le week-end, les familles prennent le relai et c’est alors une belle chorégraphie de poussettes brinquebalant sur le relief irrégulier du plancher, tandis que si vous tendez l’oreille, vous entendrez peut-être les dernières nouvelles locales commentées par les anciens qui reviennent du marché.

Mais surtout, à toutes les heures, vous aurez sans doute l’occasion de voir quelqu’un s’arrêtant un instant pour prendre une photo, pour figer l’instant dans son téléphone.

Car la vue de la passerelle est un spectacle -un spectacle auquel la langue française ne fait d’ailleurs pas honneur, car je parle aussi bien de la vue depuis la passerelle, que la vue sur la passerelle. Le matin, le soleil se lève sur le Vercors dans un camaïeu de roses, violets, bleus. La journée, le ciel se reflète dans le Rhône et le pont se dessine parfaitement dans l’eau. En fin d’après-midi, le soleil couchant vient embraser la colline de l’Hermitage, contrastant avec la pénombre dans laquelle est déjà plongée celle de Tournon. Le soir, l’éclairage public remplit son rôle à merveille et met en valeur les quais de Rhône. S’il pleut, vous aurez toutes les chances de voir un arc-en-ciel se découper sur la colline, tandis que le brouillard matinal vient parfois donner une atmosphère dramatique à la vallée, le temps que le soleil regagne ses droits.


C’est un spectacle qui évolue au fil des mois, dans cette région où les saisons rythment l’année pour de vrai et où les paysages se transforment en permanence. Débarquée en mai après un printemps bien pluvieux, j’ai découvert la colline d’un vert profond, parfaitement assorti au bleu limpide du ciel du mois de juin. Puis la vigne a mûri, le vert s’est foncé. Les vendanges passées, l’Hermitage s’est rembruni. J’attends avec impatience les premières neiges qui pareront la colline d’un manteau blanc. Il faudrait prendre tous les jours la même photographie, puis les regarder en accéléré lorsque 365 auront été récoltées. Après cinq ans à voir les mêmes paysages tout au long de l’année et à m’habiller pareil toute l’année (j’associe le Togo à mes années parisiennes, car l’absence de saison était similaire), pas un jour ne passe sans que j’apprécie la saisonnalité de ce nouveau cadre de vie. Porter des sandales en juillet et des bottes en janvier, manger des asperges en avril et des potimarrons en novembre, est-ce là le luxe ultime ? Je suis tous les jours surprise de m’attacher autant à une région qui n’est pas ‘la mienne’. Alors certes, c’est tout nouveau donc forcément tout beau et ça ne fait jamais que sept mois, mais une lune de miel qui dure sept mois, c’est plutôt rassurant pour la suite de l’idylle, non ?

Naturellement, je n’ai pas résisté au plaisir d’illustrer ces lignes avec des clichés pris au cours des derniers mois. Mais le mieux est que vous veniez vérifier vous-mêmes, et je prends le pari que vous serez un de ces photographes de la passerelle qui ont inspiré ce billet. Car après tout, en vacances, on prend des photos, pas vrai ?!

Caro




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